SPRING 2024, CLINS D’ŒIL DANS LE RÉTRO
Entretien avec Yveline Rapeau, Directrice de la Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf
Ambitieuse 15ème édition : la thématique du Retour aux sources s’applique tant aux racines du cirque qu’à celles de l’humanité !
La programmation décline en effet cette thématique de toutes les manières possibles : retour aux fondamentaux de la discipline avec Anna Tauber, incursions historiques avec Cirquons Flex, introspection familiale avec Circus Ronaldo... Avec Huellas de la Cie Hold-Up & Co et Homo sapiens de Caroline Obin, Néandertal et Sapiens vont même se retrouver ! Tout le monde est au rendez-vous. J’adore cette édition pour ce qu’elle est, mais aussi parce qu’elle est la dernière que je vais accompagner.
Cette thématique résonne en effet avec ton départ de la direction des Pôles Cirque, fin 2024. Quel regard dans le rétro ?
En 10 ans, ce projet est devenu un turbo ! Les conseils d’administration des 2 Pôles Cirque envisagent d’en conserver la dynamique fondée, pour mémoire, sur une étroite synergie entre La Brèche et le Cirque-Théâtre d’Elbeuf, autrement dit sur création et diffusion. Je suis très fière de laisser en Normandie un socle solide pour que le cirque continue de s’y déployer. Je suis très fière également de constater l’essor qu’a pris SPRING : il est devenu une marque qui échappe au format classique, s’affranchissant de l’unité de temps et de lieu. Plus de 300 professionnel•le•s s’y succèdent sur la durée. En outre, à chaque édition, les artistes me parlent de leurs futurs projets, ce qui me permet de tricoter la suivante en donnant le plus de lisibilité possible à leur démarche, en l’inscrivant dans une thématique partagée.
Ainsi, Retour aux sources s’incarne aussi dans les Portraits d’artistes, qui mettent à l’honneur deux univers clownesques.
« Portrait d’artistes » cristallise une démarche, tout en s’appuyant sur une actualité. On retrouvera ainsi plusieurs facettes d’Alain Reynaud, alias Félix Tampon : outre sa création en avant-première (Jukebox Cirque), il fédèrera aussi autour de lui un cabaret, écriture dans laquelle il excelle. Sa permanence artistique en milieu rural s’assimile quant à elle davantage à une présence au long cours. Il s’agit d’un concept d’épicerie culturelle, une sorte de contamination clownesque et burlesque d’un territoire, déjà expérimentée à plus petite échelle sur son territoire ardéchois. Un matin, les gens vont chercher leur pain et y trouvent un clown, l’après-midi ils vont à La Poste et tombent sur un micro- concert... Destinée à amener des impromptus artistiques fondés sur l’improbabilité de la rencontre, cette proposition formidable puise dans une indéniable générosité. Elle est représentative de ce que j’aime dans le travail d’Alain, un clown qui nourrit une réflexion sur sa pratique. En outre, il dirige un lieu - La Cascade, Pôle national cirque Ardèche - Auvergne - Rhône Alpes - et un festival, le Festival d’Alba, avec lesquels je nourris une grande complicité. Quant à Ronaldo, c’est une institution. Le fait de pouvoir présenter à nouveau La Cucina dell’Arte, que j’ai programmée à la Villette il y a 20 ans, constitue un joli symbole ! Face à ce premier spectacle, il présentera aussi Sono Io ?, monté en 2021 avec son fils, qui cartonne partout en ce moment, et nous offre la première en France de sa nouvelle création, Da Capo.
L’immersion sur un territoire en écho avec son patrimoine humain, tout comme les dialogues entre générations, constituent de nouvelles manières d’incarner la notion de cirque et patrimoine, un volet décliné chaque année de manière différente (architecturale, historique, paysagère...)
Étendu à la notion de patrimoine artistique, ce prisme se pose cette fois sur la totalité de cette édition : le cirque est un patrimoine vivant, on va chercher tout ce qui en caractérise l’ADN, y compris dans les écritures d’aujourd’hui. Cette édition rassemble les deux extrémités : la création circassienne des origines et celle en train de s’inventer, dans sa radicalité la plus absolue. S’y côtoient des artistes qui revendiquent leur relation avec le cirque de toujours, son histoire et son essence, et ceux qui se situent ailleurs, au-delà : les représentants de « l’outre-cirque », tel que l’a théorisé le chercheur Jean-Michel Guy. Souvent des performers comme Alexander Vantournhout, qui assume la nudité, ou encore Arno Ferrera et Gilles Polet avec Armour, font partie de ces nouveaux ovnis. Ce caractère disruptif fait partie de notre signature.
De quelle manière résonne le patrimoine circassien, pour ces différents représentants parfois très hétéroclites qui en constituent désormais le paysage contemporain ?
C’est ce qui caractérise à mon sens l’ambivalence incessante de cette relation attirance/répulsion, quasi magnétique comme deux pôles semblables qui se repoussent, ou deux pôles inverses qui s’attirent, jusqu’à fusionner. La programmation rassemble des démarches empruntant aux deux ! Certains revendiquent le « Je t’aime » : Nacho Flores (Gaya), El Nucleo (Salto), Jules Houdin et Guilhem Charrier (Au commencement était la chute), l’Attraction céleste (L’Empreinte), ou encore Circus Baobab (Yé), Cirquons Flex (Radio Maniok) mais aussi la nouvelle création du Centre national des arts du cirque mise en scene par Sophia Perez, Parce qu’on a toustes besoin d’un peu d’espoir, qui nourrira certainement une empathie avec le cirque de toujours...
À l’autre extrémité, on trouve les tenants du « Je t’aime moi non plus » : l’ambivalence pour eux ne passe pas seulement par une relation aux codes du cirque, à ses agrès et ses disciplines, mais aussi par la conceptualisation, le propos parfois politique, l’extrapolation à d’autres disciplines, dans un lien rendu toujours plus élastique. Citons Basketteuses de Bamako de Thomas Guérineau, Derby de Valia Beauvieux et Emmanuelle Hiron, On m’a trouvée grandie de la Cie 14:20, bien sûr Armour d’Arno Ferrera et Gilles Polet et tout ce qui tire vers la performance : (Dé)formation Professionnelle d’Élodie Guézou, Foreshadow d’Alexander Vantournhout, Ombres portées de Raphaëlle Boitel, Contes immoraux de Phia Ménard... Ou encore, parmi les créations nées cet automne dans le « Temps des créations » du Cirque-Théâtre d’Elbeuf et portées par la Plateforme 2 Pôles cirque en Normandie, Pling-Klang de Mathieu Despoisse et Étienne Manceau, un petit bijou !
Quant au volet Cirque et patrimoine, il outrepasse cette année le cadre de SPRING, pour investir un site historique majeur de la région en juin prochain.
Cirque et patrimoine se traduit en effet cette année par ce geste très fort : la création d’un spectacle sur le site archéologique du Rozel, classé d’intérêt national. Intitulé Huellas, le spectacle entrera en dialogue avec ce site unique au monde, qui héberge la plus forte concentration d’empreintes de l’Homme de Néandertal : il s’agit d’un travail mené par Matias Pilet et Olivier Meyrou autour de la trace et de l'empreinte, une thématique qui hante les circassiens… Une présentation publique du spectacle sera donnée en salle pendant SPRING, avant sa création en juin sur la plage normande au pied des dunes abritant le site, à l’occasion des Rencontres Européennes de l’Archéologie. Une manière de conquérir un autre espace symbolique, celui d’un champ connexe qui offre un contexte de visibilité complètement nouveau !
Dans les autres lignes de force du festival qui se sont affirmées au fil des éditions, le Mini SPRING entérine l’émergence et l’affirmation d’un cirque jeune public d’auteurs·trices.
Je voulais donner cette lisibilité au fait que depuis une dizaine d’années - et L’Après-midi d’un Foehn de Phia Ménard - on ne peut plus faire du cirque jeune public comme avant ! L’Académie Fratellini a pris l’habitude de passer commande à un auteur ou une autrice de cirque, pour un petit format jeune public : Jeanne Mordoj, Alexandre Fray... J’adore les retrouver dans la programmation de SPRING, tout comme montrer que cette création de qualité existe aussi à l’international : les Flamands de Grensgeval, dont nous avons accompagné et présenté toutes les créations, font un travail exemplaire pour le jeune public. Parents et enfants nous remercient de cette exigence.
Avec sa 3ème édition, « Auteurs en tandem » s’affirme aussi comme un incontournable.
L’objectif de ce dispositif, désormais ritualisé, est de favoriser la rencontre entre des auteurs·trices circassien·ne·s et dramatiques. Il est fondé sur leur désir, et se formalise souvent par une maquette finale, affranchie de tout cahier des charges. Quelques-un·e·s vont choisir de créer un spectacle ensemble, d’autres se salueront au prochain carrefour, enrichi·e·s mutuellement de cet échange inspirant. Jusque-là, toutes ces rencontres se sont montrées fructueuses, nous confortant dans l’intuition que nous avons eue avec Artcena de créer ce rendez-vous. Il existe aussi désormais par le soutien de la Chartreuse de Villeneuve- lès-Avignon, le CDN de Caen, ainsi que l’Azimut - Pôle national cirque d’Antony - Châteany-Malabry.
En parlant d’art dramatique, Maëlle Poésy intègre pour la première fois la programmation.
Cette proposition formidable du Préau - CDN de Vire Normandie est l’illustration de travail noué avec les partenaires de SPRING (Jean-Yves Lazennec au Théâtre L’Arsenal à Val-de-Reuil, David Bobée au CDN de Normandie-Rouen, Élise Vigier à la Comédie de Caen - CDN de Normandie...) - pour mettre en lumière les nouvelles écritures. Deux mouvements sont à l’œuvre pour arriver jusqu’au festival : l’expertise du cirque portée par notre Plateforme se complète de celle émanant d’autres lieux culturels du territoire normand, qui deviennent eux-mêmes force de proposition. Ces trajectoires croisées sont représentatives des nouvelles écritures du cirque.
Enfin, au rayon des fantaisies qui émaillent chaque édition de SPRING, quid de cet épilogue prévu en mai avec Olivier Debelhoir ?
Nous avons présenté tous ses spectacles, dont Une pelle il y a 2 ans, sous des bourrasques de neige... Cette année, il voulait éviter le froid et ménager son papa, complice dans Tombouctou, un spectacle qui aborde la relation père/fils: une des illustrations magnifiques du thème. On le proposera donc en mai, comme un épilogue du festival ! Une petite fantaisie, une diversion autour de ces fameux principes structurants de l’éditorialisation de SPRING, avec lesquels j’adore m’amuser.
Propos recueillis par Julie Bordenave